Madagascar : La lutte pour la souveraineté foncière continue – Newsletter n°245

Article paru dans AVP – Les autres voix de la planète. Dette et souveraineté alimentaire, CADTM, 2024, pages 42-45.

Madagascar est une Grande île de 587.000 km2, dont la surface est équivalente à celle de la France et du Benelux réunis. Le pays est riche en biodiversité, son sous-sol recèle des minerais précieux et semi-précieux très variés. Pourtant, la vision des dirigeants successifs et les politiques publiques appliquées aggravent la pauvreté de la population de 28 millions d’habitant·es. Madagascar est classée actuellement à la 3è place après la Syrie et le Soudan du Sud « dans les Etats possédant les taux de pauvreté les plus élevés du monde » (1).

Ce bref article s’attachera à montrer comment 64 ans après la déclaration de l’indépendance le 26 juin 1960, les relents de la colonisation et les politiques publiques fortement influencées par les « réformes » demandées par les institutions financières internationales dans le domaine foncier contribuent à perpétuer la misère existante.

Des séquelles profondes de la colonisation persistent.

De nombreuses familles malgaches vivent depuis des décennies sur les terrains des anciennes entreprises coloniales ou sur des parcelles titrées au nom de colons et les mettent en valeur mais ne peuvent pas entreprendre de démarches pour se les approprier.

Avant la colonisation, les droits fonciers coutumiers étaient reconnus par voie orale et grâce au témoignage des voisin·es et des ray aman-dreny (aîné·es). Dès son avènement en 1896, le régime colonial a mis en place une loi foncière sur l’exigence de l’immatriculation et la délivrance de titres fonciers par les services fonciers de l’Etat pour la reconnaissance de propriétés privées (PT). Le temps long nécessité par la réalisation de la vingtaine d’étapes de la procédure, ainsi que le coût élevé ont fait que seuls les colons et quelques familles riches malgaches ont réussi à avoir des titres. Cette loi n’a pas été changée lors de l’indépendance du pays en 1960. Une réforme foncière mise en place en 2005 a reconnula présomption de propriété sur les propriétés privées non titrées (PPNT), c’est-à-dire les droits des occupant·essur « toutes les terres occupées de façon traditionnelle, (…); que ces terres constituent un patrimoine familial transmis de génération en génération, ou… ». Un certificat foncier plus accessible en termes de temps et de coûts délivré par les guichets fonciers communaux devait servir de preuve de ce droit(2). Alors que plus de 1.000 communes sur les 1.695 existantes ne sont pas dotées de guichets fonciers et qu’un grand nombre de terrains des paysan·esne sont pas certifiés, la loi de 2006 sur les PPNT a été révisée de manière brutale et très contestée en 2021(3).La loi de 2022 en vigueur a beaucoup restreint la définition des PPNT et rendu la détention d’un titre ou d’un certificat foncierde plus en plus indispensable face à l’administration et en cas de conflit(4).

La situation grave et inacceptable concerne l’existence en 2024 de centaines demilliers d’hectares de « terrains coloniaux » dans plusieurs régions de Madagascar. De nombreuses familles malgaches vivent depuis des décennies sur les terrainsdes  anciennes entreprises coloniales ou sur des parcelles titrées au nom de colons et les mettent en valeur mais ne peuvent pas entreprendre de démarches pour se les approprier(5). La Haute Cour Constitutionnelle a rejeté une loi visant à changer cette situation en 2015 sous le prétexte qu’un article de la Constitution malgache stipule le respect de la propriété privée(6). Dans différents endroits, les descendant·es de colons sont revenus face à l’intérêt nouveau accordé aux terres dans le monde et ont chassé les occupant·es.Ce cas illustre l’undes nombreux exemples d’accaparement de terre.

Les accaparements de terre par différents acteurs prolifèrent.

Les accaparements de terre désignent toute transaction qui spolie, viole les droits des communautés sur leurs terres, n’a pas obtenu le consentement des membres des communautés et provoque une injustice sociale.

Les conflits fonciers entre les voisin·es et les membres des familles sont nombreux. Des autorités administratives à différents niveaux, des opérateurs économiques, dont certains sont de véritables oligarques, accaparent les terres d’individus, de familles et de communautés dans les zones urbaines et rurales. En raison du contexte de corruption et d’opacité des informations, des témoignages et des précisions parviennent au grand public seulement lorsque les communautés en résistance réussissent à se faire entendre dans les medias ou sur les réseaux sociaux (7)

Par ailleurs, les dirigeants successifs de l’Etat ont accordé de très vastes surfaces aux investisseurs et d’autres attributions sont prévues.

– La stratégie nationale d’agrobusiness validée en juillet 2020 prévoit d’accorder 4 millions d’hectares d’agropoles dans les 10 ans aux entrepreneurs privés(8).

– La mise à disposition par l’Etat malgache de 60.000 ha dans le Bas-Mangoky à la société émiratie Elite Agro en janvier 2020, en vue de vendre une partie des denrées alimentaires produites à l’Etat malgache, suspendue en 2022,  a-t-elle un lien avec l’assiduité actuelle du Président de la République aux réunions avec les Emirats Arabes Unis (9)?

– Les Journées Internationales des Régions se succèdent. Celles de la région Ihorombe en décembre 2023 ont proposé aux investisseurs des activités et terrains dans le cadre d’un Plan de Développement intégré de 13.000 ha, en plus des milliers d’hectares de zones de pâturage d’une superficie déjà louées à Landmark et Tozzi Green(10).

– La création des premières Zones Economiques Spéciales dont la superficie dépasse parfois 2.000 ha se précise alors que la loi votée en 2018 suggère qu’elles seront vraiment des Etats dans l’Etat, gérés par des entreprises(11).

La réalisation et la gestion de ces projets d’attribution de terres à grande échelle à des investisseurs d’origines diverses sont assurées par un guichet de promotion des investissements créée par la Banque Mondiale en 2006 auprès de la Présidence de la République, l’Economic Development Board of Madagascar (EDBM)(12).

Les lois malgaches sont de plus en plus favorables aux investisseurs

En décembre 2021, la Société Financière Internationale du groupe de la Banque Mondiale a réclamé l’égalité des droits des investisseurs nationaux et étrangers en matière de « pleine propriété » foncière

Bien qu’il soit difficile de distinguer les investisseurs étrangers des investisseurs nationaux depuis que l’ancien Ministre en charge du Foncier pendant plus de 10 ans ait déclaré lors d’une interview que « Derrière chaque Malgache qui demande les papiers d’un terrain de plus de 100 hectares dans ces zones touristiques-là, sachez qu’il y a toujours un étranger » (13), la vente de terres aux étrangers sera le thème pris comme exemple.

La loi sur les investissements 2007-036 a autorisé la cession de terrains aux sociétés à capital majoritairement étranger, l’unique condition étant l’existence d’un associé malgache. En décembre 2021, la Société Financière Internationale du groupe de la Banque Mondiale a réclamé l’égalité des droits des investisseurs nationaux et étrangers en matière de « pleine propriété » foncière(14). Face aux protestations, les décideurs ont opté pour le bail emphytéotique de 99 ans dans la nouvelle loi sur les investissements de 2022(15). Cette location de longue durée équivaut en fait à une vente à bas prix car la loi sur le bail emphytéotique autorise le renouvellement du bail, sans limitation de nombre, et les terres louées peuvent être utilisées comme hypothèque auprès des banques(16).

L’inégalité criante entre les capacités financières de la plupart des sociétés et particuliers malgaches, notamment des paysan·es, d’un côté, et celles des firmes et multinationales étrangères, de l’autre, font craindre une cession massive de terres aux investisseurs étrangers

Cette interdiction de vente de terre aux étrangers fait partie de la culture malgache qui accorde une importance primordiale à la terre. De surcroît, l’inégalité criante entre les capacités financières de la plupart des sociétés et particuliers malgaches, notamment des paysan·es, d’un côté, et celles des firmes et multinationales étrangères, de l’autre, font craindre une cession massive de terres aux investisseurs étrangers et la disponibilité d’une part minoritaire du territoire aux ressortissants malagasy aux revenus modestes.

Par ailleurs, alors que de nombreux accaparements de terre en vue du reboisement et de la vente de crédit-carbone  soulèvent l’opposition des communautés, comme dans le cas de Tozzi Green dans l’Ihorombe, la presse annonce fin Juin 2024, que« pour la première fois, la Banque mondiale et le FMI vont conjointement s’appliquer à soutenir davantage la résilience de Madagascar face au changement climatique par un prêt de 321 millions de dollars. Les décaissements (…) seront conditionnés à l’adoption de réformes pour lutter contre le changement climatique et promouvoir des investissements verts et résilients », (…) « Par exemple, la refonte du décret sur l’accès au marché des carbones forestiers » (…) « qui n’est pas très attractif pour le secteur privé. Le fait de le réformer va pouvoir attirer beaucoup plus d’investissements à Madagascar » a déclaré le Ministre de l’Environnement(17).

Cet exemple illustre le rôle des institutions de Bretton Woods dans l’imposition de réformes à Madagascar, qui ne sont pas toujours favorables à la majorité de la population. Les paysans malgaches déjà fortement victimes du dérèglement climatique vont-ils perdre davantage de terres dans le cadre du marché carbone dont l’efficacité sur l’atténuation du changement climatique fait l’objet de nombreuses controverses dans le monde (18)?

Conclusion

Le projet de société des dirigeants malgaches qui continuent à privilégier l’agrobusiness au détriment de l’agriculture familiale paysanne suscite des questions cruciales quant à son efficacité à réduire la famine sur tout le territoire(19).Les terres disponibles pour les paysan·nes sont de plus en plus réduites alors qu’ils et elles doivent produire pour l’alimentation de leur famille respective et approvisionnent l’essentiel du marché local en denrées alimentaires. En revanche, les firmes nationales de l’agrobusiness visent à maximiser leur profit en se focalisant sur les produits à haute valeur marchande à l’exportation.

Soutenons la lutte des paysans malgaches pour l’accès à la terre et pour la souveraineté alimentaire.

26 juin 2024


Références :

de nombreux cas sont mentionnés dans les communiqués du Collectif pour la défense des terres malgaches – TANY : http://terresmalgaches.info.