Quelles relations et contradictions entre le Colloque National sur le Foncier et la Conférence Nationale pour l’Autosuffisance Alimentaire à Madagascar ? – Newsletter n°180

Une lettre du Président de la République Malgache sur la sécurisation foncière datée du 25 mai 2022 a annoncé le rétablissement des droits fonciers des occupants des propriétés foncières privées non titrées (PPNT) qui avaient été mis à mal par la loi 2021-016. La confirmation devrait être officialisée par le vote d’un nouveau texte par les députés et sénateurs avant la fin de la session parlementaire début juillet. Cette lettre a également annoncé l’organisation d’un Colloque National sur le Foncier du 8 au 10 juin.

Une lettre précédente du Président de la République datée du 11 mai 2022 avait informé de la tenue du 15 au 18 juin d’une Conférence Nationale pour l’Autosuffisance Alimentaire. Par ailleurs, la loi sur l’agrégation agricole a été adoptée par l’Assemblée Nationale le 30 mai puis par le Sénat le 9 juin 2022.
Ces nombreuses décisions majeures méritent réflexion, notamment au niveau de leur cohérence et impact. Des interrogations sur les raisons qui ont poussé les dirigeants à décider, de manière si soudaine, l’organisation d’un Colloque national sur le Foncier avant la Conférence Nationale sur l’Agribusiness planifiée auparavant s’imposent. Les préoccupations concernant le risque de légalisation de l’autorisation de la vente de terres malgaches aux investisseurs étrangers persistent.


1- Questionnements sur quelques résolution du Colloque National sur le Foncier

La Lettre du Président de la République sur la sécurisation foncière insistait sur la nécessité de lutter contre les groupes mafieux qui volent les terres et proposait la création d’un Tribunal Spécial Foncier. En revanche, l’agenda du Colloque National sur le Foncier décidé par les deux Ministères de la Justice et de l’Aménagement du Territoire et des Services Fonciers (MATSF) a porté sur 5 thèmes, qui ont fait l’objet de travaux de commission des 700 participants : « 1. L’accès au Foncier pour tous les Malagasy, 2. Le Foncier et le Développement, 3. La Résolution des litiges fonciers, 4. La Gouvernance foncière par toutes les parties prenantes, 5. La Transparence des informations sur le foncier ».

L’annonce réjouissante qui a retenu l’attention de tous pendant les discours d’ouverture du Colloque concerne la « distribution de terres pour la population » pour que « la population soit le vrai propriétaire des terres à Madagascar ». La restitution pendant le discours de clôture a précisé que les terres seraient attribuées en priorité, aux « jeunes qui souhaitent s’engager dans la production, aux ménages nouvellement fondés et aux familles en difficulté qui projettent d’améliorer leur vie ». Cette politique d’attribution de terrains à la population malagasy écarte-t-elle définitivement la légalisation de l’autorisation de l’achat de terres malgaches par les investisseurs étrangers recommandée dans un rapport de la Société Financière Internationale (SFI) et fortement contestée dans notre communiqué précédent (1) ? En effet, les deux politiques sont contradictoires, voire incompatibles car actuellement le nombre d’habitants à Madagascar s’élève à 28 millions, Chaque famille étant composée de 6 personnes en moyenne, il existera donc bientôt 5 millions de familles. La situation actuelle de 0,85 ha en moyenne par famille malagasy est inacceptable car elle ne mènera jamais au développement. Ainsi, si chacune de ces familles dispose de 5 hectares pour que les Malagasy cultivent leurs terres pour se nourrir et puissent en transmettre à leurs descendants, les besoins seront de 25 millions d’hectares. L‘estimation de la surface de terres cultivables à Madagascar variant entre 8 et 36 millions d’ha selon les auteurs, et la croissance démographique des Malagasy étant de 3 %, les besoins pour les 60 millions de Malagasy en 2050 (2) couvriront rapidement le territoire entier. Par conséquent, il n’y a pas de surfaces disponibles pour la vente aux investisseurs étrangers, qui requièrent souvent des dizaines de milliers d’hectares chacun, si l’on se réfère aux projets Tozzi Green, Elite Agro, … Pendant le discours de clôture du Colloque, l’attachement des Malagasy au principe « Madagascar pour les Malagasy » a été affirmé par la société civile et la demande de diminution de la durée des baux emphytéotiques dans les résolutions pourrait signifier un refus de la vente de terrains et du renouvellement des contrats de location aux investisseurs étrangers.

Les actions et mesures concrètes prises par les décideurs dans les semaines à venir éclaireront sur le choix qu’ils feront et apporteront une réponse à la question. En attendant, ne nous laissons pas bercer par les promesses.

L’autre résolution mentionnée qui a interpellé pendant la séance de clôture du Colloque sur le Foncier concerne « l’accélération de la publication de la loi sur les terrains à statut spécifique (TSS) afin de prendre en compte les espaces communautaires et les zones d’aménagement spécifique ». Les informations non officielles disponibles en 2020 avaient mentionné que le nouveau texte rédigé après la levée de bouclier des différentes entités contre le premier projet de loi sur les TSS ne comprendrait pas les espaces communautaires. Les espaces désignés par « terrains à statuts spécifique » incluent par contre les zones dédiées aux investissements. Et du 15 au 18 juin, se tiendra la Conférence Nationale pour l’Autosuffisance Alimentaire visant à promouvoir les investissements dans l’agro-business annoncée par le Président de la République dans sa lettre du 11 mai. Cette lettre évoque en particulier la mise en place de « zones d’émergence agricole », nouvelle dénomination des zones d’investissement agricole, encore appelées agropoles.


2 – Les perspectives de la Conférence Nationale pour l’Autosuffisance Alimentaire

Contrairement au Colloque sur le Foncier qui a commencé par le niveau national et projette de se poursuivre par des concertations régionales, cette Conférence Nationale organisée par le Ministère de l’Agriculture et de l’Elevage a été précédée par des réunions régionales mais les échos dans la presse n’ont pas trop renseigné sur leur contenu. Après l’appel à manifestation d’intérêt lancé au mois de mars (3) à destination des investisseurs nationaux et étrangers, qui avait dévoilé l’existence d’un catalogue de terrains dans diverses régions destinés aux investisseurs, une Lettre de Monsieur le Président de la République datée du 11 mai 2022, destinée aux membres du gouvernement, mentionne plusieurs mesures déjà décidées pour « assurer la sécurité alimentaire nationale », telles que
• le développement de la culture et de l’exploitation du manioc,
• l’appui aux paysans en financements, semences améliorées et engrais afin qu’ils développent leur autonomie, mais aussi
• la mise en place de zones d’émergence agricoles,
• la coopération avec le secteur privé et les investissements directs étrangers qui seront « évidemment nécessaires pour pouvoir réaliser de grands projets d’agrobusiness. Il appartient au gouvernement de mettre en place un système incitatif pour attirer davantage d’investisseurs dans le secteur agricole  ».
Quels sont donc la nature et le contenu de ces nouvelles « mesures d’incitation des investisseurs » ? Elles devraient comporter la possibilité pour les investisseurs étrangers de devenir propriétaires, selon le rapport de la SFI.

D’autres questions sont aussi soulevées : L’annonce en urgence du colloque national sur le foncier et son insertion avant cette conférence nationale sur l’agriculture ont-elles été calculées pour que l’esprit des citoyens soit focalisé sur ce colloque et pour que le vote de la loi sur l’agrégation agricole passe inaperçu ? Les promesses de distribution de terres ont-elles été introduites à ces dates précises pour faire avaler la pilule amère relative à l’agribusiness dont l’intensification aura des répercussions inéluctables sur la disponibilité de terres pour l’agriculture familiale paysanne et pour les communautés des zones concernées ? 
Rappelons que l’agrégation agricole consiste généralement en une forme d’agriculture contractuelle à grande échelle entre un investisseur-agrégateur, d’un côté, et plusieurs producteurs-agrégés organisés en coopératives, de l’autre. Les agrégés restent sur leurs terres, reçoivent des intrants et matériels de l’agrégateur, doivent appliquer toutes les instructions données par l’agrégateur et s’engagent à lui vendre toute la récolte. Les produits qui ne correspondent pas aux normes fixées ne sont pas acceptés par l’agrégateur et le prix des intrants et matériel sont déduits du prix de vente. La perte d’autonomie des agrégés-producteurs tout au long du partenariat inégal est manifeste et les 10 ans d’application de l’agrégation agricole au Maroc, par exemple, ont montré que beaucoup d’agrégés y ont aussi perdu leurs terres au profit de quelques grandes entreprises et multinationales. Ce système mis en avant par les décideurs malagasy comme première étape de l’application de la stratégie nationale de l’agribusiness constitue donc une méthode dangereuse pour la propriété des terrains par les agrégés à court, moyen ou long terme. (4)
Ni le projet de loi ni le texte de la loi votée sur l’agrégation agricole n’ont été portés à la connaissance du public. Nous réitérons le caractère inacceptable de l’absence de transparence sur les projets de loi à Madagascar, car cela vise, à notre avis, à infantiliser les citoyens et à éviter tout débat et expressions de critiques et propositions de leur part.


3 – Pour une meilleure considération des paysans Malagasy et de l’agriculture familiale dans la recherche de l’autosuffisance alimentaire

La participation de tous les citoyens aux débats précédant le vote de lois par les parlementaires fait partie des principes démocratiques que les différentes autorités malagasy devraient enfin adopter afin d’éviter des tensions permanentes, des pertes de temps pour tous et des refontes de refontes de lois comme celle survenue récemment.
Au cours du colloque national sur le foncier, la société civile a noté une innovation dans les efforts d’écoute de la part des responsables, et a exprimé son souhait de réalisation effective des résolutions, ainsi que l’octroi de davantage de considération, de pouvoir et de moyens aux institutions à la base comme les fokonolona, fokontany et communes. La mise en place de comités de suivi de l’application des résolutions du Colloque National sur le Foncier impliquant la société civile s’avère indispensable.
Le penchant manifeste des dirigeants pour l’agrobusiness dans la recherche de l’autosuffisance alimentaire à Madagascar a conduit à souligner la nécessité pour l’Etat d’accorder des superficies consistantes pour l’extension des terrains disponibles pour l’agriculture familiale paysanne et d’attribuer des terres, pas seulement aux entrepreneurs, mais surtout aux paysans qui constituent la majorité de la population, pour qu’ils continuent à assurer et à développer l’alimentation de leur famille et à écouler le surplus sur le marché local. En effet, selon des chercheurs, « la propension des agriculteurs familiaux [malagasy] à produire pour l’autoconsommation, peut être transformée en atout dans la lutte contre la pauvreté, et un levier de développement pour la sécurité alimentaire et pour l’emploi des jeunes ruraux » (5). Les paysans de l’agriculture familiale malagasy contribuent de manière importante à la souveraineté alimentaire actuellement et aucune autosuffisance alimentaire ne pourra se réaliser à Madagascar sans eux. Par ailleurs, la société civile a souligné au colloque sur le foncier qu’une meilleure prise en charge par l’Etat de la réalisation des aménagements et infrastructures communes permettra aux paysans d’améliorer leurs conditions de travail et leurs productions. La nécessité de multiplier les zones de développement local, gérées par les communautés à travers les collectivités décentralisées, déjà inscrites dans la Lettre de Politique Foncière 2015-2030, a aussi été rappelée car cela permettra de satisfaire sur place une partie importante des besoins alimentaires locaux dans le contexte actuel et futur nécessitant la limitation du transport, pour des raisons diverses.
Dans le cadre de la stratégie des autorités d’atteindre l’autosuffisance alimentaire à l’aide de l’agrobusiness, que nous continuons à contester, nous exhortons fortement les promoteurs publics et privés à éviter à tout prix d’expulser les communautés malagasy de leurs terroirs et à trouver des solutions de manière concertée et tenant compte de l’avis des occupants concernés, car en plus de porter atteinte aux droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux des citoyens malagasy, cela diminuerait le niveau d’autosuffisance alimentaire au niveau local, voire national.


Conclusion

La réalisation du Colloque national sur le foncier avant la Conférence sur l’autosuffisance alimentaire pourrait être une décision positive si les résolutions exprimées en faveur des paysans et des communautés à la base étaient mises en œuvre rapidement, avant que des vastes surfaces ne soient attribuées aux investisseurs de l’agribusiness. Il n’est pas trop tard pour les dirigeants de soutenir l’agriculture paysanne familiale, et de changer de cap si la volonté politique dans ce sens existe, car comme nous l’avons déjà écrit à plusieurs reprises, le rapport de forces entre les opérateurs de l’agribusiness et les travailleurs de l’agriculture paysanne familiale est tellement en défaveur des paysans qu’une vision privilégiant l’agribusiness risque de voir la majorité des paysans malagasy devenir des salariés agricoles des investisseurs surtout étrangers, ce qui ressemblerait fort à une nouvelle forme de colonisation. L’affirmation d’une telle vision pendant la Conférence nationale pour l’autosuffisance alimentaire, à quelques jours de la commémoration du 62è anniversaire de l’Indépendance, constituerait un recul indigne dans le développement de Madagascar.

14 juin 2022 
Collectif TANY pour la défense des terres malgaches – TANY

RÉFÉRENCES

(1) https://www.madagascar-tribune.com/Les-institutions-financieres-internationales-visent-elles-la-diminution-de-la.html

(2) https://www.instat.mg/documents/upload/main/Projection%202050.pdf

(3) https://www.facebook.com/TANYterresmalgaches/posts/5269846576373546

(4) Newsletter 152 dans www.facebook.com/TANYterresmalgaches

(5) Les agricultures familiales à Madagascar : un atout pour le développement : https://agritrop.cirad.fr/575694/1/document_575694.pdf

(6) Collectif TANY :Agriculture familiale paysanne ou agrobusiness : un choix de projet de société http://www.agter.org/bdf/fr/corpus_chemin/fiche-chemin-716.html